11.3.06

Questions sur La Critique de la Faculté de juger

Question : À la fin du paragraphe 17 de l'« Analytique du beau », Kant écrit : «La beauté est la forme de la finalité d'un objet, en tant qu'elle est perçue en lui sans représentation d'une fin.»
Est-ce que cela veut dire que l'œuvre d'art est le produit d'une volonté qui ne s'assigne pas de fin en la créant ? Si c'est le cas, je ne comprends pas ce qu'est cette finalité : j'ai l'impression que c'est le vague fait d'« être là ». Mais quand vous avez pris l'exemple du stylo, on aurait cru que c'était le reliquat d'une fin qu'aurait eue le stylo avant d'être exposé et qu'il aurait perdue. Est-ce qu'on peut dire alors que cet « être là » est une certaine forme de vérité dans l'art?


Réponse :
L'idée que la beauté de l'œuvre d'art, c'est-à-dire que le jugement esthétique, exprime « la forme d'une finalité sans fin », témoigne de l'irréductibilité de l'œuvre aux opérations techniques qui la sous-tendent. En se reportant au § 10 de la CFJ, on peut en effet lire : « La finalité peut être sans fin dans la mesure où nous ne plaçons pas les causes de cette forme [celle de l'œuvre d'art notamment] dans une volonté, mais où, cependant, nous ne pouvons nous rendre intelligible l'explication de sa possibilité qu'en la dérivant d'une volonté. »
On comprendra aisément deux choses.
- La première, c'est que toute œuvre résulte d'opérations techniques (écriture, peinture, sculpture, etc.) sans lesquelles elle ne pourrait évidemment pas exister. En cela, elle participe d'une volonté — celle de l'artiste — qui pose évidemment des fins et s'efforce d'y satisfaire au mieux de ses possibilités. Pour dire simplement, il n'est pas possible d'évoluer dans le champ de l'art sans être avant tout un praticien et un technicien.
- Mais précisément, et deuxièmement, l'œuvre d'art ne s'entend pas comme une telle œuvre technique et ne peut être évaluée esthétiquement au seul motif de sa technicité. Cela signifie, chez Kant, qu'elle n'est pas réductible à sa « perfection » (subjective ou objective), et que sa forme n'importe donc pas en tant que telle, mais seulement dans la mesure où elle est l'occasion d'une réflexion sur son « être là » — puisque vous employez l'expression. Autrement dit, de « remarquer » une forme et une finalité mais de ne pas s'attacher à les déterminer, à les identifier, à leur assigner un nom ou un sens ; de se contenter de réfléchir le simple fait de « remarquer » la chose et de s'en contenter — c'est ce qui fait la particularité du jugement esthétique, qui surgit sans doute à l'occasion d'une représentation dont la forme est aperçue, mais qui ne doit pas son caractère esthétique à cette forme ni au fait que nous l'identifions. Disons encore autrement : le plaisir esthétique que nous éprouvons à une représentation ne résulte pas de ce que nous savons dire ce qui est représenté dans la chose (ce qui implique incidemment qu'il y a moyen avec Kant de penser le plaisir esthétique associé à l'art abstrait ou contemporain).
Pour reprendre ainsi votre exemple du stylo, seule nous importe au plan technique sa forme de stylo, en raison de laquelle il apparaît soit adapté à nos fins (écrire), soit inadapté (pour planter un clou par exemple). Mais la « belle représentation » du stylo, ou même le stylo au point de vue de sa beauté (le « design »), ne nous intéressent plus comme forme actuelle et identifiée, mais seulement comme cette forme qui suscite en nous une réflexion où nous puisons un plaisir esthétique lié à notre propre « état d'esprit ». Ce n'est pas que le stylo a soudain perdu sa forme de stylo, c'est tout simplement qu'elle ne nous importe à cet égard plus, et que pour dire prosaïquement, notre esprit est ailleurs.


Question :
Par ailleurs j'ai peur de faire une confusion entre cette absence de fin et le caractère désintéressé du jugement esthétique. Est-ce que, quand on dit que le jugement esthétique est désintéressé, on entend que c'est le fait même de dire que quelque chose est beau qui n'apporte rien à celui qui le dit, ou est-ce que c'est parce que l'objet d'art est sans fin pour le spectateur que le jugement de celui-ci est nécessairement désintéressé ?

Réponse : « N'apporte rien à celui qui le dit » est une expression un peu équivoque et au fond mal appropriée. Effectivement, le jugement esthétique ne satisfait à aucun intérêt particulier, et nous n'en tirons à la lettre pas de « bénéfices ». Mais pour autant il nous apporte quelque chose, qui est précisément le plaisir esthétique que nous éprouvons.
Mais là n'est pas vraiment la question, qui porte plutôt sur le rapport entre le fait du « désintéressement » (qui n'est donc pas désintérêt !) et l'idée d'une « finalité sans fin ».
Il faut ici reprendre rapidement une note de Kant au § 1 de la CFJ, où il justifie son recours aux « catégories » en disant en substance que le jugement de goût étant un jugement, il est comme tout jugement assujetti aux lois générales de l'entendement, les « catégories ». Cela signifie tout simplement qu'il y a autant d'approches du jugement esthétique que de catégories générales (quatre), et que chacune permet de rendre explicite un aspect particulier du jugement, qui renferme uniment toutes les dimensions logiques le rendant possible.
Dans ce contexte, vous pouvez dès lors « confondre » le désintéressement et l'absence de finalité. Mais confondre ne signifie pas qu'il y a confusion. Sous un certain point de vue en effet, celui de sa « qualité » (de sa portée pour le sujet), le jugement esthétique exprime le désintéressement du sujet de la représentation et du jugement ; et sous un autre point de vue, celui de la « relation » (de la représentation ou de la chose à ce qu'elle dénote), il témoigne d'une indifférence de la forme objective pourtant nécessaire à son existence à la valeur esthétique qu'elle renferme.
Ainsi le « désintéressement » et l'absence de finalité ne sont pas, l'un par rapport à l'autre, dans un rapport de causalité. Ce n'est pas parce que je suis désintéressé que je ne perçois pas de finalité, et ce n'est pas parce que je ne perçois pas de finalité que je suis désintéressé. Mais absence de finalité et désintéressement son entre-expressifs, ils témoignent l'un et l'autre et ensemble de la particularité du jugement esthétique, c'est-à-dire de sa dimension essentiellement « réfléchissante ».