28.9.04

De Locke et de « l'identité personnelle »

Les questions suivantes, qui m'ont été adressées il y a quelques jours et auxquelles il a déjà été répondu par courrier électronique, peuvent constituer l'amorce d'un travail collaboratif sur ce « Blog ». Bonne lecture.
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Question : D'abord, nous avons dit que l'hétérogénité des expériences vécues n'empêche pas qu'on se conçoive soi-même comme le centre homogène de ses propres expérienes et c'est grâce à ses expériences que l'homme a un sentiment de soi-même, c'est à dire une identité personnelle.
Ce que je ne comprends pas dans ce raisonnement, c'est pourquoi celui qui conçoit quelqu'un qui a fait une expérience quelconque serait nécessairement le même que celui qui l'a effectivement faite. L'expression « être identique à » suppose déjà en elle deux éléments identiques l'un à l'autre. Comment peut-on alors parler de homogénéité de « soi » ? Je comprends « cogito » de Descartes, mais l'empirisme de Locke va au-delà de la réflexivité, il me semble.


Réponse : Pour commencer par la fin, il n'y a pas grand sens à dire que « l'empirisme de L. va au-delà de la réflexivité ». Être « empiriste », c'est postuler que notre être et nos représentations reposent sur un rapport effectif de l'esprit à l'ensemble de la réalité qui l'affecte (le monde), et que nous ne sommes qu'au croisement ou à la rencontre de ce qui est (hors de nous, mais aussi dans notre réalité physico-physiologique) et de ce que nous pensons (càd de l'ensemble de nos facultés de représentation — les sens, et la pensée qui en accompagne la conscience).
Quelque chose est cependant signalé, dans le raisonnement supposé de Locke, qui sans doute est faux mais ne manque pas d'intérêt : la question de l'identité du présent et du passé, de ce qu'un être conscient est et de ce qu'il a été (ou sera dans ses anticipations). Comment s'assurer en effet que celui qui pense est celui qui a pensé ou qui pensera, et que c'est toujours le même en dépit de la diversité de ses états et de ses représentations ?
La réponse de Locke repose tout entière sur l'idée de la Personne, « un être pensant et intelligent », et dès lors le fait que chacun « se peut consulter soi-même comme le même ». Il y a là deux choses parfaitement solidaires. Premièrement, l'idée que tous nos états de conscience (nos représentations) sont donnés sur un mode réflexif, autrement dit que quand nous pensons, nous pensons immanquablement que nous pensons — nous avons la représentation actuelle du fait que nous avons des représentations actuelles (c'est en quoi consiste fondamentalement l'intelligence). Et deuxièmement, il y a là l'idée que la représentation que nous avons d'avoir des représentations, ou bien la pensée actuelle que nous avons de nos pensées actuelles, est toujours exactement le même état d'esprit ou le même état de conscience. Si donc nous sommes « le même en différents temps et en différents lieux », ce n'est pas au motif que nous pouvons comparer ce que nous fûmes à ce que nous sommes, et reconnaître ainsi (par un raisonnement) notre identité, mais c'est au motif que c'est toujours le même rapport que nous entretenions et entretenons (et entretiendrons) à nos représentations actuelles. « Se concevoir soi-même comme le centre homogène de ses représentations » — pour reprendre une expression qui n'est évidemment pas de locke —, c'est donc réaliser que c'est toujours la même conscience qui accompagne la diversité des pensées que nous avons. Et si nous le réalisons effectivement, c'est parce que nos pensées sont toujours présentes à nous sur le même mode.


Question :
Il y a un autre point que je n'ai pas tout à fait compris. Locke admet que ce que nous appelons le « soi » est ce que nous déduisons de l'expérience intime que nous faisons de la diversité de nos expériences et de nos pensées. Est-ce à dire que le « soi » n'est que la substantialisation de nos expériences ? Ce que je ne comprends pas ici, c'est le passage d'une réalité empirique à une instance métaphysique.

Réponse :
Il n'y a rien de tel qu'une « substantialisation de nos expériences » chez Locke. Chacun, écrit L., « appelle » ou « nomme » soi-même le point de ralliement ou de raccordement de l'ensemble de ses représentations, en d'autres termes ce qu'il conçoit comme le centre de gravité des ses propres représentations. Cela ne veut pas dire que pour L. nous reconnaissons ou identifions « quelque chose » de déjà-là, de présent « en nous », comme devant être nommé « le Soi ». Cela veut plutôt dire que nous associons un nom à une réalité empirique, càd à la conviction irréductible que nous avons que l'ensemble de nos représentations se rapporte à un même pôle conscientiel. L. développe donc une théorie substantiviste et non pas substantialiste du soi : « soi » est le nom qu'on donne à ce qu'on ne peut pas ne pas éprouver comme une synthèse actuelle et concrète de ses représentations dans sa pensée et son intelligence propres.