14.1.05

Kant et « notre constitution subjective »

Question : Les formes a priori de la sensibilité que sont l'espace et le temps relèvent-elles, chez Kant, du domaine des phénomènes, ou bien sont-elles des noumènes ?

Réponse : « Relever du domaine des phénomènes » est une expression équivoque, qui pourrait signifier « avoir un rapport à », ou bien « résulter de », ou bien « être de même nature que », etc., et c'est par conséquent une expression dont il est ici difficile d'apprécier l'application à la question de savoir ce que sont pour Kant l'espace et le temps.
Une chose est toutefois certaine : l'espace et le temps ne sont dans la théorie critique de la connaissance NI des « phénomènes » NI des « noumènes ».
En tant que « formes a priori de la sensibilité », l'espace et le temps constituent pour nous une manière universelle et nécessaire de percevoir les choses, ou encore la condition formelle de possibilité de la perception et de la conscience que nous en avons. Le réel est le donné, mais précisément le donné se donne à et dans notre sensibilité, dont les formes sont l'espace et le temps.
Prosaïquement, et par métaphore, aidez-vous de l'image d'un filtre qui servirait à observer tel ou tel objet, et dont l'absence interdirait de supposer même l'existence de cette chose qu'il servirait à observer.


Question :
Kant écrit dans la Critique de la raison pure :
« La sensibilité et son champ, le champ des phénomènes, sont eux-mêmes limités par l'entendement, de façon à ne pas se rapporter aux choses en soi, mais seulement à la manière dont les choses nous apparaissent, en vertu de notre constitution subjective. »
L'expression « notre constitution subjective » me semble un peu paradoxale : ne peut-il pas y avoir une différence entre l'apparaissant et l'apparition, due à une constitution des catégories de l'entendement qui serait différente en chaque sujet empirique ?

Réponse :
Cette question trahit une certaine confusion dans l'interprétation du vocabulaire kantien, et appelle un certain nombre de remarques :

  • Ni la « constitution des catégories de l'entendement », ni du reste les « formes a priori de la sensibilité » ne peuvent être « différentes en chaque sujet empirique ». Aussi bien la sensibilité que l'entendement sont tenus, chez Kant (comme du reste dans toute espèce de théorie de la connaissance) comme des facultés dont la structure et le mode de fonctionnement sont identiques en tout sujet, quel qu'il soit et quelles que soient par ailleurs ses qualités intellectuelles propres.

  • « L'apparaissant et l'apparition » ne participent pas des catégories de l'entendement, ou du moins pas en tant qu'ils sont, à la lettre, apparaissant ou apparition. Ce qui apparaît, c'est le phénomène, et le phénomène se constituent sous couvert de l'activité qui porte chez Kant le nom de « sensibilité ». Il reste cependant vrai que le phénomène, en tant qu'il est déterminé et par là connu, adéquatement ou non, suppose des synthèses dont la régulation opératoire ressortit à l'activité de l'entendement.

  • Dans le texte cité ci-dessus, l'expression « notre constitution subjective » renvoie clairement à la sensibilité, dont les propriétés cognitives ont été clarifiées dans « L'Esthétique transcendale » de la Critique de la raison pure. Elle désigne donc un mode de la faculté de connaître, qui concerne la façon dont les objets nous sont donnés à titre de « phénomènes ».

  • Dans la question posée, la déclinaison de « l'apparaissant » et de « l'apparition » a quelque chose à la fois de littérairement intéressant, et de terminologiquement hasardeux. Il est clair en effet que dans l'esprit de Kant, un phénomène n'est pas, au sens ordinaire du terme, une apparition, comme on peut prétendre voir apparaître des esprits ou des mirages. En revanche, on peut aller jusqu'à dire que le phénomène est « un apparaissant », précisément parce qu'il est donné dans l'actualité d'une intuition sensible, et dans le temps et la conscience qu'occupe une telle intuition. Il faut cependant garder à l'esprit cette idée que l'apparaître du phénomène n'est rien de singulier ni de propre à l'idiosyncrasie d'un être pris isolément, mais le mode de constitution de toute représentation sensible pour tout être susceptible de représentations sensibles — et pour dire simplement : pour tout homme.