24.1.05

Sur Kant : fonctions de l'imagination

Question : En quoi l'action de « schématisation » de l'imagination diffère-t-elle de son action de synthèse ? Kant paraît concevoir l'imagination comme une médiation qui, par sa synthèse, permet à l'entendement de porter des jugements sur les phénomènes. Quel est alors le rôle du « schème » de l'imagination ?

Réponse : L'imagination est toujours synthèse, et le « schématisme » n'est jamais qu'un cas particulier des synthèses que l'imagination est selon Kant capable d'opérer.

Parmi elles, on retiendra en premier lieu les « synthèses empiriques » de l'imagination, celles où se rassemblent arbitrairement ou non des intuitions inévitablement disparates : un « lion ailé et à double hélice contrarotative » ou bien un « terbinque clippé à l'herbe de benzonium » ne sont jamais que des associations plus ou moins aléatoires de diverses représentations tantôt claires et intelligibles, tantôt aberrantes et sans objet. On parle alors de « fantaisie » ou encore d'imagination « reproductive », parce que de telles représentations laissent toujours apparaître quelque chose de « déjà-vu » — même si personne n'a jamais chassé le « terbinque » en le « clippant à l'herbe de benzonium », évidemment !

Des synthèses empiriques de l'imagination, comme celles que nous venons d'évoquer, il faut par ailleurs distinguer ses synthèses « pures » ou « transcendantales », qui concernent plus intimement la puissance proprement dite de connaître. Si en effet l'imagination est ordinairement « reproductive », c'est à elle qu'il appartient également selon Kant de produire, en une série de tâches tout à fait essentielles, les conditions représentationnelles de la perception et de la connaissance. Il est dès lors permis de concevoir l'imagination comme la clé de voûte de la théorie critique de la connaissance, parce que c'est elle qui dans son économie générale satisfait aux conditions originaires de réalisation des fonctions propres de la sensibilité et de l'entendement.

En tant qu'elle est en effet « productive », l'imagination recouvre principalement deux fonctions cognitives.

  • D'une part, elle produit la « synthèse de l'appréhension », processus qui rend possibles a priori l'intuition et la perception, dont l'unité, précisément, suppose que leur divers ait été déjà rassemblé, déjà unifié. Si l'on peut de fait parler du « divers de l'intuition » (ou de la perception), c'est que l'intuition rassemble sous ce divers une disparate de représentations hétérogènes et la maintient, pour ainsi dire, dans un tout qui forme précisément l'intuition que nous avons d'un phénomène quelconque. En cela, elle ne fait que réaliser, accomplir, ou parachever une fonction synthétique qui relève, précisément, de l'activité pure synthétique de l'imagination.

  • Celle-ci produit d'autre part des « schèmes », qui assignent leur « signification » aux catégories de l'entendement, c'est-à-dire les rapportent à des contenus phénoménaux réels et effectifs. Le « schème » est ainsi une manière de lien entre les intuitions de la sensiblité, qui sont empiriques, et les concepts de l'entendement, qui sont transcendantaux. Le problème que cherche à cet égard à résoudre Kant est celui du rapport du sensible et de l'intelligible, dont la conjonction n'a rien d'évident, puisqu'ils sont par nature hétérogènes l'un à l'autre, et c'est là le problème du jugement ou de la manière dont les catégories régulent les représentations de la sensibilité en s'y appliquant.
    Dans cette optique, l'imagination transcendantale est opératoire de la synthèse des deux champs du sensible et de l'intelligible, en produisant d'elle-même des représentations qui, relevant des deux registres à la fois, rendent possible la relation cognitive de l'un et de l'autre, et par conséquent la connaissance elle-même, et l'ensemble de tous les jugements que nous sommes capables de porter sur les choses, seraient-ils du reste parfaitement absurdes.
    Car le propre du « schème transcendantal » est de remplir une fonction médiatrice à la fois intellectuelle et sensible , et il consiste en cela en un procédé de l'imagination (et non dans une image) grâce auquel quelque chose est opéré dans le champ des représentations.

      « Une application de la catégorie aux phénomènes sera possible, écrit Kant, au moyen de la détermination transcendantale du temps, qui comme schème des concepts de l'entendement médiatise la subsomption des phénomènes sous les catégories. » (Critique le la raison pure, © Pléiade, p. 885)

    C'est qu'en effet, vient-il d'expliquer en substance, une catégorie est une règle a priori de synthèse, et comporte ainsi, quoique dans un registre purement conceptuel, une dimension temporelle (une règle s'applique, elle est un processus) ; tandis que parallèlement tout phénomène est nécessairement donné dans le temps, qui relève donc de manière identique de ces deux registres hétérogènes que sont le concept et l'intuition.
    Les « schèmes » produits par l'imagination seront donc systématiquement des processus temporels : le nombre (= processus de numération) sera la schème de la grandeur, un temps plein ou vide celui de la réalité ou de sa négation, la succession des réalités celui de la causalité, etc.

On lira évidemment avec profit le difficile chapitre de la Critique de la raison pure intitulé « Du schématisme pur des concepts de l'entendement » (© Pléiade, p. 884 sq.), en ayant ce principe de lecture à l'esprit, que le souci essentiel de Kant y est de rendre compte de l'unité fondamentale du procès de la connaissance. Placer en effet l'imagination au centre de la théorie critique, c'est entreprendre de prouver que le sujet est tout entier en question dans la production de ses savoirs, et que c'est une opération de la conscience « en personne » (et non pas sur le seul plan de l'intellect, par exemple) qui explique le phénomène de l'activité cognitive.